Mères célibataires en Algérie. De la transgression à une maternité non institutionnelle (2024)

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Plan

Mères célibataires, deux générations. Socialisations partagées dans deux contextes différents

Les mères célibataires, une situation de double transgression

Être mère célibataire n’est pas un choix volontaire

Vécu de la grossesse: culpabilité et sentiment de honte

Vivre sa maternité: multiplier les stratégies

Les mères célibataires, une situation d’émancipation précaire

La quête d’une réhabilitation sociale

Être mère célibataire est plus enviable que de vivre le célibat définitif

Les mères célibataires et la filiation patrilinéaire

Conclusion

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  • 1 Issue de ma thèse de doctorat «Les mères célibataires en Algérie, de la sexualité par effraction à (...)
  • 2 Dans notre société à dominance culturelle et religieuse musulmane, la maternité ne peut se réaliser (...)

1Notre contribution1 a pour objet les mères célibataires en Algérie et plus précisément celles qui ont gardé leur enfant car la majorité abandonne son nouveau-né. Jusqu’à aujourd’hui, la question des mères célibataires est occultée par les pouvoirs publics. Son existence n’est mentionnée que lorsque sont évoqués les problèmes liés à l’enfance privée de famille. Le seul texte ayant légiféré sur leur situation est le code de la santé de 1976 qui a été abrogé en 1985. L’occultation de la situation de ces mères a pour origine une double transgression dans la mesure où les normes sociales, culturelles et religieuses transgressées régissent et les conditions d’accès à la sexualité et les conditions dans lesquelles se réalise la maternité2.

2Notre étude s’inscrit dans une approche socio-anthropologique et a pour objectif d’étudier les caractéristiques sociodémographiques, le vécu de cette catégorie, et d’analyser les facteurs à l’origine de la décision de vivre une maternité célibataire.

3La notion de maternité célibataire dans notre société désigne la situation de femmes qui, sans être mariées, ont transgressé le cadre institutionnel du mariage pour mener à terme une grossesse non prévue, et décidé d’élever seules leur nouveau-né.

4Cette étude s’appuie sur des entretiens approfondis réalisés auprès de vingt mères célibataires. Ces dernières ont, au moment des entretiens, entre 19 et 62ans. Leur niveau d’instruction varie du niveau primaire au niveau universitaire. Quatorze d’entre elles exercent une activité rémunératrice et six sont sans profession et à la recherche d’un travail. Leurs emplois sont divers. Quatre d’entre elles exercent comme professeure d’université, cadre comptable, institutrice et en profession libérale; les dix autres sont ouvrière, serveuse, coiffeuse, couturière à domicile, employée dans une pâtisserie, cuisinière dans une salle des fêtes et agent d’entretien. À toutes, le travail salarié permet d’éviter l’abandon de leur nouveau-né et d’exercer leur autonomie. Ces mères célibataires se distinguent par l’appartenance générationnelle.

  • 3 Fatima-Zohra Sai, Le statut politique et le statut familial des femmes en Algérie de 1830 à 2005. T (...)
  • 4 Lors des procès, les auteurs de ce crime commis pour laver l’honneur souillé par la transgression d (...)

5La première génération a vécu sa socialisation familiale et scolaire dans les années 1970-1980. Marquée par l’accès des femmes à l’éducation et à la formation, cette période voit le règne d’un discours politique qui, axé sur l’émancipation des femmes, les rappelle en même temps à leurs rôles de mères et épouses et de gardiennes des traditions arabo-musulmanes, et donc à une place subalterne dans les relations de couple et au sein de la famille. Ce rappel à un statut social dépendant de la sphère privée structure jusqu’à nos jours la vision des pouvoirs publics à l’égard des femmes. Il s’intègre dans un processus d’«émancipation contrôlée3». Durant les années 1970 notamment, les mères célibataires étaient vouées au rejet, à l’exclusion familiale et sociale voire exposées aux crimes d’honneur4. Vivant une situation de fatalité, elles ont fortement intériorisé l’idée d’une faute irréparable, allant jusqu’à renoncer à toute perspective de mariage.

  • 5 Ces changements sont aussi le fruit de luttes du mouvement associatif féminin.
  • 6 Faouzi Adel, Formation du lien conjugal et nouveau modèles familiaux en Algérie, thèse de doctorat (...)

6La deuxième génération est celle de mères célibataires socialisées dans les années 1990-2000, pendant lesquelles les femmes sont plus nombreuses à être scolarisées et formées à l’université, à exercer une activité économique et à accéder aux espaces publics et de sociabilité favorisant les rencontres et la mixité. Dans la même période sont promulguées des lois apportant des changements aux droits des femmes (amendement du code de la famille et de la nationalité en 2005, de la constitution en 2008 pour la promotion de la représentation des femmes dans les assemblées élues et l’adoption de mesures contre la violence à leur égard…)5. Ces mesures demeurent cependant encore insuffisantes car l’Algérie continue de les ratifier avec des réserves, ce qui explique l’absence de lois en faveur des mères célibataires et des enfants nés hors mariage. En contradiction avec le statut législatif actuel des femmes, les représentations et les pratiques sociales des individus et des familles connaissent de profondes transformations: le recul de l’âge au mariage, le libre choix du conjoint6, l’émergence de nouvelles aspirations concernant les relations entre les hommes et les femmes et la formation des couples, la prédominance des familles nucléaires et la recherche d’une meilleure qualité de vie et de l’épanouissem*nt personnel. Ces changements vont favoriser l’émergence pour les femmes de nouveaux rôles socioéconomiques et bousculer les stéréotypes liés à leur subalternité.

  • 7 Kamel Kateb, L’émergence des femmes au Maghreb. Une révolution inachevée, Alger, APIC, 2015.

7Toutefois ce contexte est marqué par la virulence d’un discours islamiste intégriste et misogyne fustigeant la modernité et la place conquise par les femmes. Ce discours religieux sert de légitimation au conservatisme patriarcal prôné par le discours officiel. Ainsi les changements sont-ils toujours contrariés et freinés par les attitudes des pouvoirs qui au lieu d’accompagner ces transformations à travers les politiques publiques, continuent de cultiver ambivalence et demi-mesures s’inscrivant dans un processus de transformation inachevé7.

  • 8 Yamina Rahou, «La pratique de l’hyménoplastie comme stratégie de réintégration dans la norme socia (...)

8La valorisation du mariage et son importance pour le statut des femmes est fortement intériorisée par les mères célibataires. Ces dernières avouent avoir transgressé les règles sociales et religieuses qui s’y rapportent: «J’ai gravement fauté» (Amel, Oum Ishaq, Rania), «j’aurais dû me contrôler» (Nacéra), «il ne fallait pas que je dépasse les limites» (Hasnia), «j’ai fait une bêtise» (Sanaâ). Elles savent pertinemment qu’elles ont doublement enfreint les règles socioculturelles qui d’une part prescrivent la sauvegarde de la virginité et délimitent l’accès à la sexualité, d’autre part structurent la réalisation de la maternité. Si la transgression des normes sexuelles demeure pour les jeunes filles invisible en raison de son caractère privé et peut trouver sa «résolution» dans le recours à l’hyménoplastie8, la grossesse, rendant plus manifeste cette transgression, est davantage soumise à la réprobation sociale. Et lorsque ces mères non mariées décident d’élever seules leur nouveau-né, leurs actes prennent un caractère subversif. Par leur situation de mères seules, elles remettent en question l’édifice institutionnel sur lequel repose le système normatif qui ne reconnaît le statut de mères seules élevant leurs enfants qu’aux femmes veuves et divorcées.

  • 9 Voir Germaine Tillon, Le harem et les cousins, Le Seuil, 1966, et Carmel Cassar, L’honneur et la ho (...)
  • 10 Serge Tisseron, «De la honte qui tue à la honte qui sauve», Le Coq-Héron, n°184, 2006/1, pp.18- (...)

9En assumant leurs responsabilités de mères sans maris, elles se retrouvent en situation de marginalité voire de déviance. Elles sont soumises à l’idée du déshonneur9 et à un sentiment de honte10.

  • 11 Jean-Claude Kaufmann, La femme seule et le prince charmant. Enquête sur la vie en solo, Paris, Nath (...)
  • 12 Abdelwahab Bouhdiba, La sexualité en Islam, Paris, PUF, 1982.
  • 13 Camille Lacoste-Dujardin, Des mères contre des femmes. Maternité et patriarcat au Maghreb, Paris, L (...)

10Si les mères célibataires ont opté pour la garde de leur enfant, cela ne signifie pas qu’être mère sans être mariée et élever seule son enfant découle d’un choix volontaire. Elles ont toutes rêvé d’un prince charmant11 et d’une célébration solennelle de l’union conjugale qui couronnerait l’amour partagé. «Je rêvais d’une grande fête de mariage avec des bougies et du henné» (Amel). «J’étais l’aînée, j’attendais mon mariage avec beaucoup de joie» (Nacéra). Leur grossesse n’était pas prévue, elle résulte d’une relation amoureuse non contrôlée. Ce qui est récurrent dans leur discours, c’est de ne pas avoir été prudente et suffisamment sur ses gardes. «Je me suis fait avoir» (Sourour), «je n’étais pas vigilante» (Rabéa). Elles constatent qu’elles se sont fait des illusions sur les sentiments de leur partenaire. «J’ai eu confiance en lui et j’ai cru qu’il était sincère» (Leila, Aya). «Il était moderniste et je pensais qu’il n’allait pas me laisser tomber» (Fatima). «Je pensais qu’il était honnête mais c’était un “jayeh” un lâche» (Rabéa). Les attitudes de fuite des partenaires par rapport à leur responsabilité renseignent sur l’impact de l’éducation dispensée aux jeunes hommes dès la prime enfance, une éducation basée sur la virilité et les valeurs de la suprématie masculine et s’appuyant sur l’arsenal juridique inégalitaire qui régit les rapports sociaux hommes/femmes. Ces réactions hostiles sont en effet également celles de membres de la famille et plus particulièrement des mères des géniteurs. «Sa mère a tout gâché» (Leila). «Sa famille, surtout sa mère s’est opposée et n’a pas voulu qu’il reconnaisse notre enfant» (Houria). «Sa mère était contre moi, elle croyait que je n’étais pas une fille de bonne famille» (Aicha). Les pratiques du «royaume des mères12» sont redoutables. L’attitude défavorable de ces mères est l’un des obstacles majeurs que rencontrent les mères célibataires de la première génération. Camille Lacoste-Dujardin13 a mis en lumière ce phénomène d’hostilité existant chez les mères. Ces dernières deviennent en fait un vecteur de la reproduction des valeurs du système patriarcal et des rapports d’inégalité entre hommes et femmes.

  • 14 Yamina Rahou, «La virginité entre interdit et transgression en Algérie. Enquête auprès de jeunes f (...)

11Selon les mères célibataires interviewées, leur grossesse s’avère être un accident de parcours, le résultat d’une «sexualité de la dérobade14», une sexualité fortuite n’occasionnant pas l’utilisation de contraceptifs. Cela découle de l’idée que les relations sexuelles sont proscrites pour les jeunes filles, censées rester vierges jusqu’à leurs noces. La plupart d’entre elles considèrent comme subie leur situation de mère sans mari. Si certaines ont tenté d’interrompre leur grossesse, d’autres ont préféré la mener à son terme, en raison de leur âge avancé et de la crainte d’une infertilité imminente, donc du risque de ne plus avoir d’enfant. D’autres encore ont dès le départ renoncé à avorter, menant leur grossesse à terme grâce au soutien de leur entourage.

  • 15 Monique Haicault, «Autour d’agency. Un nouveau paradigme pour les recherches de Genre», Rives méd (...)
  • 16 La presse faisait état dans les années 1970 de crimes d’honneur notamment dans les zones rurales.
  • 17 Il faut noter que cette dame âgée de 70 ans était à contre-courant de l’opinion dominante de l’époq (...)
  • 18 L’enjeu était le partage entre les héritiers de la villa, qui est finalement revenue à cette mère c (...)

12La décision de garder leur nouveau-né et d’assumer leurs responsabilités de mère célibataire résulte de la conjugaison de plusieurs facteurs, allant de la détention ou non d’un capital scolaire, à l’indépendance financière en passant par l’autonomie résidentielle et l’attitude des membres de la famille. Le niveau d’instruction de leurs parents a également un impact important sur les attitudes à l’égard de leur grossesse. Les mères célibataires de la première génération ont toutes des parents (père ou mère) sans instruction (8cas) à l’exception d’Amel, dont le père avait le niveau du certificat d’études primaires. Les parents des mères célibataires issues de la deuxième génération, en revanche, ont un niveau d’instruction supérieur à celui des parents ayant vécu sous l’occupation française. Si les premiers manifestent plus de compréhension que les seconds, ces facteurs diffèrent cependant selon leurs trajectoires et leurs capacités d’agir15. Pour les mères célibataires issues de la première génération, le soutien de la famille et la solidarité du réseau relationnel étaient à l’époque des facteurs décisifs car leur exclusion allait jusqu’à leur bannissem*nt ou reniement de la part du père ou des frères. Et dans certains cas extrêmes, elles étaient exposées au crime d’honneur16. Cette solidarité prenait différentes formes allant de l’aide matérielle au soutien moral. Amel vivant seule avec sa mère âgée relate l’attitude de soutien d’une vieille tante: «Lorsqu’elle a su que j’étais enceinte, et que je l’ai sollicitée pour m’aider à avorter, elle s’est opposée et m’a dit: “tu es folle d’avorter, demain ta mère fermera les yeux [allusion à la mort], tu vas vivre seule, qui te tiendra compagnie?” C’est elle qui m’a encouragée à garder mon enfant17.» Elle ajoute qu’elle a eu une réaction négative de la part de sa sœur qui était mariée et avait des enfants: «Elle n’a pas voulu que je garde le bébé. Elle m’a dit: dans notre famille, aucune de nous n’a eu des bâtards”.» En revanche, elle a eu le soutien de son frère et de son autre sœur qui vivaient en Europe. Et lorsque sa mère est décédée, tous ses frères et sœurs ont renoncé à son profit au domicile parental qu’elle occupait avec sa petite, exceptée cette sœur aînée qui pourtant vivait aisément. En réalité, l’enjeu dans son attitude hostile à son égard n’était pas le fait qu’elle soit mère célibataire et objet de déshonneur pour la famille, il était beaucoup plus matériel et concernait la villa18 qu’elle occupait avec sa fille.

13De la même génération qu’elle, Rabéa qui au départ envisageait d’avorter, a trouvé une issue grâce au soutien d’une amie qui l’a invitée à venir en France et hébergée jusqu’à son accouchement. Nacéra a quant à elle pu garder son bébé grâce à l’aide de sa mère et de sa sœur qui était postière et subvenait à ses besoins matériels, ainsi qu’au soutien de son frère aîné, qui selon elle, était compréhensif: «Il était politisé et militait dans une organisation de la jeunesse.» Un fait distingue les mères célibataires de la deuxième génération: les réactions positives des deux parents, élément déterminant dans la décision de garder leur nouveau-né, leurs parents ayant plus d’empathie en raison de leur âge, mais aussi de leur niveau d’instruction et de leurs métiers: «Mon père était agent commercial et en même temps membre d’un orchestre, il était triste quand il a appris la nouvelle mais il m’a soutenue» (Sourour). Cette évolution générationnelle révèle les mutations des représentations et des pratiques sociales que manifestent ces parents de la deuxième génération. «Mes parents se sont connus et se sont mariés par amour, ils ont été très compréhensifs, c’est vrai ils ont eu beaucoup de peine mais ils m’ont aidée et je suis restée à la maison jusqu’à mon accouchement» (Hajira).

  • 19 Dépendant de la Direction de l’action sociale (DAS), Diar Rahma est un établissem*nt public d’accue (...)

14L’aide et le soutien des familles aux mères pour éviter l’abandon de leur nouveau-né prend plusieurs formes et modalités, cela dès l’annonce de la grossesse: suivi médical et pour certaines, placement temporaire chez une famille lointaine. Dès lors qu’elles ont accouché, les mères célibataires réintègrent le foyer parental avec leur bébé en usant de subterfuges pour tromper la curiosité de l’entourage. «Au début ma mère a dit que j’étais une nourrice qui gardait un bébé alors que c’était ma propre fille mais par la suite, elle se foutait des dires des gens quand ils ont su que c’était mon enfant» (Chiraz). «Je suis restée hébergée quelques semaines à Diar Rahma19 mais après, j’ai rejoint ma mère avec mon bébé. Au début, ma mère m’a dit de laisser ma petite à la pouponnière pour revenir à la maison mais moi je n’ai pas voulu l’abandonner, après elle a fini par accepter» (Sanaâ).

15La plupart des mères célibataires se sont rendu compte de leur grossesse après l’interruption du cycle menstruel. Pour confirmer leur état, certaines ont effectué une visite chez le/la gynécologue. C’est le cas de Houria, Naima, Abla, Sourour, Rania, Hajira, Hasnia et Nadia. D’autres ont eu recours au test pharmaceutique, notamment les jeunes mères, Souad, Sanaâ, Aya, Hayat, Chiraz et Fatima. Aicha, Amel, Nacéra, Leila, Rabéa et Oum Ishaq n’ont quant à elles effectué ni test de grossesse ni visite médicale avant le neuvième mois. Alors qu’il y a parmi elles des universitaires, elles n’ont consulté le médecin qu’au moment de l’accouchement. On observe cette attitude chez les mères célibataires de la première génération qui ne concevaient pas l’idée de consulter un/une gynécologue car cela paraissait un non-sens pour une jeune fille. Nous avons cependant relevé cette attitude chez une interviewée de la deuxième génération, originaire d’une ville de l’intérieur du pays:

«Je n’ai jamais parlé jusqu’au moment où j’ai eu des douleurs, la femme de mon oncle m’a vue, a appelé mon jeune oncle qui m’a emmenée à la polyclinique. J’étais sur le point d’accoucher et là toute ma famille a su, c’était la honte» (Oum Ishaq).

16Le sentiment d’avoir transgressé les normes était si fort qu’elle vivait dans une situation de déni de grossesse. Au sujet de la réaction de sa famille après son accouchement, elle dit ceci:

«Ma famille est venue me rendre visite à l’hôpital, je n’ai pas accepté de les recevoir, je n’avais pas le visage pour les voir car je suis issue d’une famille très conservatrice.»

  • 20 Soumaya Naamane Guessous, Chakib Guessous, Grossesses de la honte. Étude sur les filles mères et le (...)
  • 21 Soumaya Naamane Guessous, «Il n’y a rien de plus touchant qu’une fille enceinte» http://www.blog. (...)
  • 22 Serge Tisseron dans Didier Drieu et Régine Scelles, «Introduction. Entretien avec Serge Tisseron e (...)
  • 23 Ibid.

17Naamane Guessous20 relève ce même sentiment chez les mères célibataires marocaines: «(…) les filles perçoivent leur grossesse comme la personnification du déshonneur. La grossesse est donc celle de la honte21…». «Perdre la face» est le terme utilisé lorsqu’une personne se trouve dans une situation d’atteinte à l’honneur, «le sujet qui a honte est dans l’angoisse de perdre trois choses: l’amour de ses proches, l’estime de lui-même et ses liens à sa communauté de rattachement22». Le cas d’Oum Ishaq montre de manière éloquente à quel point le sentiment de honte peut être ravageur et anéantissant pour l’individu car il nourrit la peur de l’exclusion et de la marginalisation. «Celui qui est dans la honte se sent dévalorisé et craint non seulement de perdre l’affection de ceux qu’il aime, mais même toute manifestation d’intérêt de qui que ce soit. C’est pourquoi la honte confronte à l’angoisse d’être retranché du genre humain, c’est-à-dire le devenir non humain23

18Une des caractéristiques des expériences des mères célibataires est qu’elles multiplient les stratégies d’adaptation en fonction du contexte social et des ressources disponibles. Ainsi dès le début de la grossesse, la plupart de celles de la première génération quittent le domicile parental pour vivre chez des amies ou chez la famille proche, à l’exception d’Amel et de Nacéra qui vivaient seule avec leur mère qui était veuve. D’autres ont été obligées de chercher un gîte ailleurs par crainte des frères et de la menace d’être découvertes par l’entourage. C’est le cas de Rabéa, Aicha et Nadia qui ont vécu dans la hantise du regard des autres.

  • 24 Souvent au moment du crépuscule.

«Je suis partie chez une tante qui vivait dans une autre ville, je ne sortais pas, je me cachais sur la terrasse dès qu’il y avait visite à la famille. Une fois, un après-midi, des invités sont restés très tard jusqu’à dépasser l’appel de la prière du maghreb24» (Rabéa).

19D’autres n’ont pas eu droit à l’indulgence de la famille, c’est le cas d’Aicha:

«Dès que ma mère a su, elle était en colère, elle m’a dit de sortir car elle avait peur de la réaction de mes frères, je suis partie.» Certaines interviewées ont quitté leur ville de résidence: «J’ai dû quitter notre maison pour vivre chez une cousine qui habitait dans une ville à 800kilomètres» (Hasnia).

20En revanche, les mères célibataires de la deuxième génération ont pour la plupart vécu leurs premiers mois de grossesse dans la maison parentale, certaines restant même jusqu’à l’accouchement —c’est le cas de Sourour, Aya, Souad, Sanaâ et Oum Ishaq. Les autres ont quitté le foyer parental dès que leur grossesse a commencé à être trop visible.

«On habite une maison traditionnelle et la voisine, voyant mon ventre, est allée le dire à ma mère et là, ma mère m’a dit de quitter la maison, je n’avais pas où aller, un jeune voisin m’a vue, il m’a dit d’aller à Diar Rahma» (Hayat).

21Certaines ont trouvé refuge chez des proches parents, dont Souad:

«Je suis partie chez une vieille tante et ma mère a justifié mon absence en prétextant que je tenais compagnie à une tante malade.»

22Se trouvant dans les mêmes conditions, Aya résidant dans une ville de l’intérieur raconte:

«Je vivais avec ma grand-mère et ma tante célibataire et dès le début de ma grossesse, j’entendais quotidiennement les plaintes de ma tante comme quoi je leur ai ramené la honte, alors j’ai décidé de partir, j’ai pris mes affaires et je suis partie à Alger, mais je ne savais pas où aller, je suis retournée à Oran et je suis partie à Diar Rahma, j’avais entendu parler de ce centre à la télévision.»

23Le fait de vivre chez sa famille durant la grossesse ne met pas à l’abri des heurts, la réaction hostile se manifeste chez la gente féminine par des réflexions, des brimades. Quelques sœurs de mères célibataires ont exprimé leur indignation et leur colère quant au fait que la grossesse hors mariage allait entacher leur réputation et hypothéquer leurs chances de se marier. C’est le cas de la sœur de Sourour.

«Ma sœur était fiancée, elle m’a insultée et m’a dit, tu m’as fait honte. Ma mère est intervenue pour la calmer mais elle ne se taisait pas et c’est mon papa qui un jour a crié sur elle et l’a arrêtée. Mon père est très affectueux et il m’aimait» (Sourour).

  • 25 Georges Balandier, Sens et puissance. Les dynamiques sociales, Paris, PUF, 1971.

24Cette attitude du père démontre que l’affection n’est pas seulement l’apanage des mères. Les pères ne brandissent plus le couteau pour commettre le crime d’honneur, ils agissent davantage en pères protecteurs de leur progéniture. Cette évolution traduit les mutations profondes qui affectent les mentalités dans notre société dans un processus lent25 mais irréversible, et dans ce contexte, les mères célibataires agissent avec beaucoup d’habileté. Celles qui ont vécu dans le foyer parental jusqu’à l’accouchement ont dissimulé leur grossesse en s’habillant avec des habits amples.

«Je portais des robes larges, ça se voyait pas trop» (Chiraz).

«Je n’avais pas un gros ventre et j’évitais la rencontre des gens» (Sourour).

«Dès qu’il y avait des invités, j’évitais de les rencontrer» (Aya).

25Elles prétextaient d’autres motifs:

«J’ai quitté la maison de mes parents et j’ai invoqué la raison d’un stage de formation» (Fatima).

26Certaines utilisent le motif de la mobilité par le travail, occasion de se soustraire au contrôle social et parental.

«Comme je travaillais loin de ma famille, ça m’a permis de justifier mon absence durant ma grossesse» (Abla).

27Dès l’accouchement, les mères qui travaillent et ont un logement recourent à des nourrices pour la garde de leur nouveau-né et celles qui, vivant au domicile parental, ne peuvent garder leur bébé, le confient à des familles moyennant une allocation financière, le temps d’avoir leur propre logement pour récupérer leur enfant. Elles excellent dans le choix des nourrices pour assurer à leur enfant les meilleures conditions de maternage et veillent à son éducation et sa réussite scolaire.

  • 26 J’emprunte le terme d’émancipation précaire à Raúl Ruiz Callado, professeur au département de socio (...)

28Les trajectoires des mères célibataires sont remarquables par les stratégies mises en œuvre pour s’émanciper des contraintes sociales et économiques. Elles mobilisent toutes leurs ressources pour affronter les difficultés matérielles et institutionnelles. La plupart déclarent que l’une des difficultés majeures réside dans l’accès à l’emploi pour subvenir aux besoins de leur enfant et surtout louer un logement. Elles ont exercé divers métiers notamment dans le privé, parfois en décalage par rapport à leurs diplômes et souvent sans être assurées. Aicha, universitaire, mère célibataire de la première génération était cadre dans une entreprise mais a quitté son travail du fait de sa grossesse, pour échapper au regard stigmatisant de ses collègues. Elle faisait des travaux ménagers chez des particuliers mais ne pouvant accueillir son enfant, elle l’a placé chez une nourrice. Faute de moyens pour payer un loyer, elle s’installe à la périphérie d’Oran dans un quartier de constructions illicites: «J’ai sollicité l’aide de l’imam de la mosquée pour la construction d’une pièce et là, grâce à l’entraide des fidèles, j’ai pu avoir une pièce au toit en tôle. Je n’avais ni sanitaires ni eau et électricité. L’eau, je l’achetais chez un marchand ambulant et pour l’électricité, j’ai eu un branchement grâce à un voisin.» Pour parer à toute hostilité de la part du voisinage et conquérir leur estime, d’autant qu’il est mal vu qu’une femme habite seule, elle leur offre ses services —démarches administratives, soutien scolaire gratuit aux enfants. «J’ai fait l’écrivain public pour leurs doléances.» Notamment durant la période du terrorisme où beaucoup de familles fuyant l’insécurité se sont nouvellement installées. «J’ai fait les démarches d’inscription de leurs enfants à l’école surtout pour ceux qui avaient dépassé l’âge requis pour entrer à l’école.» Durant cette période de menace islamiste, Aicha a dû se voiler. Quelque temps après, sa situation s’est améliorée, elle a décroché un poste d’institutrice de français dans une école primaire et s’est investie dans des activités associatives pour jeunes enfants. «J’ai pu faire le crépissage des murs, j’ai construit une cuisine et des sanitaires, j’ai l’électricité et l’eau à la maison.» Sa fille a réussi le bac, a fait des études universitaires et s’est mariée. Aicha est satisfaite d’avoir accompli son rôle de mère jusqu’au bout. «Ma fille a réussi ses études, elle a eu un diplôme, elle travaille et elle s’est mariée.» Le fait d’avoir assumé sa responsabilité de mère s’inscrit dans la réalisation du projet familial monoparental et constitue une alternative à l’échec de la concrétisation du projet matrimonial. Les atouts qu’étaient sa formation et son expérience professionnelle, ses capacités d’agir ont été déterminants pour exercer son autonomie et s’émanciper des pesanteurs sociales et des obstacles institutionnels.

29Dans la même situation, Mahjouba, mère d’un enfant, devenue cadre dans une entreprise, témoigne:

«Au début je travaillais dans une usine de confection, et je faisais des travaux de ménage chez des particuliers et après mon accouchement, j’ai arrêté. Ma sœur a eu des jumelles, je suis restée à la maison pour les garder contre un salaire mensuel, cela m’a permis d’élever ma fille. Par la suite, j’ai été recrutée comme agent d’entretien dans une école primaire, j’ai un salaire et je suis assurée par l’État.»

30Dans le même parcours de vie précaire, nous retrouvons des mères célibataires de la deuxième génération qui partagent la même aspiration à reconquérir un statut social par l’accès au travail ou à la formation afin d’élever leur enfant en toute indépendance sans pour autant renoncer à l’espoir de fonder une famille. Sourour, mère célibataire de 25ans vivant chez ses parents, multiplie les démarches pour l’emploi:

«Je veux travailler pour ne pas être une charge pour mes parents et aussi pour assurer un avenir à ma fille.»

  • 27 Cette aide dérisoire n’est jamais portée à la connaissance des mères célibataires de manière offici (...)

31Elle s’inscrit auprès de l’agence pour l’emploi (ANEM) tout en faisant quelques heures de ménage chez des particuliers. Possédant un niveau de terminale, elle entame une procédure pour suivre une formation. Informée par nos soins de l’existence de l’aide de 1200dinars par mois au profit des mères démunies27, elle s’adresse à la Direction de l’action sociale pour en bénéficier. Son attitude diffère de celle des mères célibataires qui renoncent à demander cette aide de l’État par crainte d’une stigmatisation comme mère célibataire. Elle a le soutien de ses parents qui l’aident dans sa recherche d’emploi:

«Pour chercher du travail, je dois payer le bus, faire des photocopies des papiers et je n’ai pas les moyens. Je suis gênée de demander de l’argent à mes parents, déjà qu’ils dépensent beaucoup pour ma fille. Parfois, mon jeune frère m’aide.»

32Sourour a eu des demandes en mariage et a refusé, elle préfère conquérir son indépendance économique et conforter sa situation sociale. Elle n’exclut pas l’idée de construire une vie conjugale. Jeune et belle, consciente de ses atouts pour rencontrer un mari aisé et pourvoyeur économique, elle insiste:

«Si je me marie, il me faut quelqu’un de compréhensif.»

33Hasnia, en revanche, est orpheline et ne peut compter sur le soutien familial:

  • 28 Aid el Shir ou Aïd el Fitr, fête couronnant la fin du mois de jeûne, le Ramadan.

«J’ai été hébergée durant une année avec ma fille chez une parente, par la suite j’ai quitté cette maison, je suis restée trois mois à l’hôtel grâce à la solidarité des gens. Un jour, je n’avais pas où aller, un policier m’a dit d’aller au croissant rouge algérien qui m’a orientée vers la direction de l’action sociale. Mais la directrice de la DAS ne pouvait pas m’accueillir avec ma petite, faute de centre d’accueil pour femmes et enfants. Ils m’ont proposé de placer ma fille à la pouponnière avec un délai de deux mois, au-delà de cette durée c’est considéré comme un abandon définitif. Je n’ai pas cessé de pleurer. Finalement, ils m’ont provisoirement hébergée au centre d’accueil des personnes âgées, en contrepartie d’heures de ménage la matinée et l’après-midi, je rendais visite à ma fille, c’était très dur. Entre-temps j’ai trouvé du travail comme agent d’entretien, je voulais louer une chambre et récupérer ma fille mais je n’ai pas pu réunir la somme car il fallait payer une année de loyer à l’avance. Je comptais les jours qui passent par peur du délai. Profitant de l’occasion de la fête de l’Aïd el Sghir28 j’ai rendu visite à la famille qui m’a accueillie au début de ma grossesse. Et là, on m’a proposé de vivre avec eux car leur mère se soignait à l’étranger et avait besoin de quelqu’un à la maison. Cela m’a soulagée, je pouvais enfin garder ma fille avec moi.»

34Les mères célibataires de la première génération vivant avec la crainte de l’exclusion et de la stigmatisation sociale étaient dans la quête permanente du maintien du lien familial et social. Elles se sont consacrées à élever leur enfant et se sont vouées au service de leurs parents et de la fratrie. Ayant perdu le critère d’éligibilité, à savoir le statut de fille vierge, elles n’aspiraient pas au mariage. Elles ont fait le deuil du mariage en tant que modalité institutionnelle de constitution du couple.

«Je refusais les demandes en mariage, je travaillais maison-boulot, je me consacrais à ma fille et à ma mère» (Amel).

35Il en va de même pour Nacéra:

«Qui voudrait de moi avec ma fille, je n’étais ni mariée, ni divorcée, je m’occupais de ma mère âgée et j’élevais ma fille?»

36Ce qui ne signifie pas qu’elles aient pour autant renoncé à toute relation sentimentale.

  • 29 Le mariage par Fatiha est un mariage religieux en présence de témoins où est récitée la Fatiha.

«Je ne voulais pas me marier avec le livret de famille et après si ça ne marche pas, me casser la tête avec le divorce, je voulais juste avoir une relation durable avec quelqu’un de bien et montrer au voisinage que je suis en couple, en faisant une cérémonie de Fatiha29, comme ça ni les hommes ne seraient tentés de me harceler, ni les femmes du voisinage ne vont croire que vivant seule je vais leur voler leur mari» (Aicha).

  • 30 Le célibat définitif désigne selon l’Office national des statistiques (ONS) les femmes célibataires (...)

37Par leurs comportements, les mères célibataires cherchaient à avoir, outre la sécurité, une légitimité sociale de leur situation de famille à un seul parent. Certaines ne voulaient pas s’encombrer de la légitimité juridique et administrative que requiert la fondation d’une famille. Jouissant d’une aisance matérielle, d’autres mères s’émancipaient de la pression sociale et vivaient leur maternité avec moins de pression psychologique. Et celles qui ont des enfants devenus adultes, se réjouissent de leur situation de mère quand elles pensent à des femmes qui ont atteint l’âge du célibat définitif30 et vivent dans la solitude.

«El Hamdoullah (grâce à Dieu), j’ai mon fils, je ne vis pas entre quatre murs, je vois autour de moi des femmes vivant seules et qui détestent leur vie de célibataire.»

38Rabéa ajoute:

«J’ai eu la bénédiction de mes parents car je les ai pris en charge jusqu’à leur mort, je leur ai même payé le voyage à la Mecque.»

39Devenue grand-mère, Hajira exprime la même satisfaction:

«Heureusem*nt, je ne suis pas seule, j’ai ma fille qui est cadre, elle s’est mariée, elle a eu une petite fille, elle vient me voir les week-ends, vous savez, je me suis occupée de ma mère âgée jusqu’à son décès et dieu m’a récompensée.»

40La réhabilitation sociale passe aussi par la réussite sociale de leur enfant.

  • 31 Virginie Rozée Gomez, «Elles font des bébés toutes seules», Terrain, n°61, 2013, pp.134-149, mi (...)
  • 32 Ibid.
  • 33 Yvonne Knibiehler, Maternité. Affaire privée, affaire publique, Paris, Bayard, 2001.

41Le spectre du célibat définitif a conforté les mères célibataires dans leur décision de garder et d’élever leur enfant. Elles ont une perception positive de leur situation. «Je connais des femmes de mon âge qui ne sont pas mariées qui me disent: toi au moins t’as eu des relations et t’as un enfant» (Leila). Les propos d’une femme célibataire (universitaire, 65ans) disent bien le poids du célibat définitif: «J’ai perdu ma vie à respecter les traditions et les valeurs, qu’est-ce que j’ai gagné, je me rends compte qu’une mère célibataire vit mieux que moi.» Cette peur de la solitude ne peut être confondue avec l’intention d’assurer son propre avenir en considérant l’enfant comme pourvoyeur économique ou assurance vieillesse. Il s’agit ici de la réalisation de soi, de l’accomplissem*nt d’un projet de vie. Et ce fait ne se limite pas au contexte algérien, des mères célibataires en France témoignent également de la crainte de la solitude et d’une vie sans enfant, ce dont font état les travaux de V.Gomez31: «(…) Moi je suis incapable de vivre sans enfant. Ça je sais une chose, c’est que je ne vieillirai pas sans enfant. C’est ma seule certitude» (Ameline)32. En effet, la décision d’assumer sa maternité sans mari participe de la quête d’un statut social hautement valorisé, la maternité étant considérée comme un élément structurant de l’identité de femme33.

  • 34 Françoise Picq, «Le féminisme entre passé recomposé et futur incertain», Cités, n°9, 2002/1, pp. (...)
  • 35 Sabine Fortino, «De filles en mères. La seconde vague du féminisme et la maternité», Clio. Histoi (...)

42L’expérience des mères célibataires révèle que leur maternité donne du sens à leur existence en tant que sujet agissant et participe à leur affranchissem*nt des pesanteurs socioculturelles en leur permettant de s’inscrire dans un processus d’individuation et d’autonomisation. Rappelons qu’au début des années du mouvement de libération des femmes (MLF), la maternité était l’objet de débats34. Tandis que des féministes récusaient la maternité comme situation aliénante pour les femmes, comme Simone de Beauvoir dans Le deuxième sexe, d’autres prônaient des attitudes de rejet35 frisant le dogmatisme alors qu’il s’agissait bien plus de récuser les conditions sociales et économiques de sa réalisation et les risques de confinement des femmes dans la sphère privée. Car la maternité d’une part relève du désir personnel et singulier d’être mère, d’autre part interpelle la responsabilité des pouvoirs et des législateurs du fait de sa dimension sociale et publique. Dans les conditions actuelles de notre société, assumer sa responsabilité de mère célibataire relève du défi. Son accomplissem*nt donne du sens au pouvoir de disposer de son corps et de décider du choix de garder son enfant, fût-ce au prix d’un processus jalonné de nombreuses péripéties. La maternité célibataire soumet les femmes à l’épreuve de se soustraire des discriminations instituées par les rapports de sexe et de pouvoir. En ce sens, la réussite sociale de leur enfant est la preuve à la fois de la réalisation d’une «œuvre» et d’un affranchissem*nt qui déconstruit les stéréotypes et les préjugés à l’égard d’une maternité qui ne s’insère pas dans la norme institutionnelle.

  • 36 La vision humaniste de l’islam qui consiste à traiter en frères dans la religion les enfants né-e-s (...)

43Les enfants des mères célibataires sont rattachés à la filiation matrilinéaire, la législation algérienne ne permettant pas la reconnaissance de la paternité pour les enfants nés hors mariage. Selon l’article40 du code de la famille amendé en 2005, la filiation n’est reconnue que dans le cadre du mariage valide. Le recours à l’expertise génétique (ADN) pour apporter la preuve de la filiation n’est pas accordé aux mères célibataires. Pour pouvoir établir la paternité, ces mères doivent au préalable justifier qu’elles se sont mariées par Fatiha et avoir une caution religieuse. Si l’ensemble des mères ne peut faire reconnaître leur enfant du fait du refus ou de la fuite de leur partenaire, celles qui ont tenté une procédure (deux cas) ont échoué; elles se sont heurtées aux contraintes relatives à l’établissem*nt d’un contrat de mariage et à la peur de la charge de la pension alimentaire. Or certains géniteurs voulaient reconnaître leur enfant sans passer par les liens du mariage et certaines mères voulaient que soit établie la paternité sans exiger de pension alimentaire, juste pour que leur enfant ne subisse pas les effets de la stigmatisation sociale. Cependant, il ressort pour certains enfants devenus adultes et ayant réussi socialement que le rattachement à la filiation matrilinéaire ne constituait pas un obstacle à leur épanouissem*nt personnel. Si la filiation patrilinéaire demeure en effet importante dans la société patriarcale algérienne, on peut se demander pourquoi la législation déresponsabilise les géniteurs et dénie aux mères le droit d’établir la paternité de leur enfant. Ce blocage ne dévoile-t-il pas une contradiction entre le système législatif en vigueur et un système de valeurs structurant la parenté par l’appartenance à la lignée du père? Le refus de reconnaissance des enfants né-e-s hors mariage a un enjeu économique plutôt que religieux36: celui de l’héritage. S’ajoute à cela la ratification avec réserves par l’Algérie de la convention internationale des droits de l’enfant et de celle pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes.

44Les mères célibataires qui assument la garde et la prise en charge de leur enfant déploient des efforts et multiplient les stratégies en vue de leur assurer une vie décente. Elles interagissent avec leur entourage et leur environnement en tenant compte des barrières culturelles, sociales, religieuses et institutionnelles. Elles s’ingénient à user de stratégies d’accommodement et d’ajustement aux normes en vue de maintenir le lien social. Elles sont dans la construction permanente de leur rapport à la société. Par leurs pratiques, ces mères redéfinissent le statut des femmes en tant que sujet autonome, singulier et social à la fois. Elles s’inscrivent dans un processus d’individuation qui questionne leur rapport à la maternité ainsi qu’à la filiation telle que la définit le système algérien. Leur situation est un indicateur des mutations profondes qui affectent les rapports entre les hommes et les femmes dans les domaines de la sexualité et du mariage. La non-reconnaissance de leur existence et de celle de leurs enfants contribue à leur vulnérabilité sociale en aggravant les risques de marginalisation, alors que la société manifeste à leur égard compréhension et solidarité. Paradoxalement, les pouvoirs publics continuent d’occulter leur existence dans une vision de maintien de rapports sociaux de sexe discriminatoires. Et dans ce contexte, les femmes demeurent des sujets à contrôler et les hommes des acteurs à conforter dans leur suprématie.

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Notes

1 Issue de ma thèse de doctorat «Les mères célibataires en Algérie, de la sexualité par effraction à la maternité illégitime» sous la direction de Ahmed Lalaoui et Azadeh Kian.

2 Dans notre société à dominance culturelle et religieuse musulmane, la maternité ne peut se réaliser que dans le cadre du mariage légal, la maternité célibataire étant un non-sens et objet de rejet et d’opprobre.

3 Fatima-Zohra Sai, Le statut politique et le statut familial des femmes en Algérie de 1830 à 2005. Tome1. De l’indigénat à l’émancipation. Tome 2. Quête et conquête de la citoyenneté, Constantine, Midad University Press, 2013.

4 Lors des procès, les auteurs de ce crime commis pour laver l’honneur souillé par la transgression des normes coutumières et religieuses, bénéficiaient de circonstances atténuantes.

5 Ces changements sont aussi le fruit de luttes du mouvement associatif féminin.

6 Faouzi Adel, Formation du lien conjugal et nouveau modèles familiaux en Algérie, thèse de doctorat d’État en sociologie, Université Paris-Descartes, 1990.

7 Kamel Kateb, L’émergence des femmes au Maghreb. Une révolution inachevée, Alger, APIC, 2015.

8 Yamina Rahou, «La pratique de l’hyménoplastie comme stratégie de réintégration dans la norme sociale», Insaniyat, n°62, octobre-décembre 2013, pp.147-166.

9 Voir Germaine Tillon, Le harem et les cousins, Le Seuil, 1966, et Carmel Cassar, L’honneur et la honte en Méditerranée, Aix-en-Provence, Édisud, 2005.

10 Serge Tisseron, «De la honte qui tue à la honte qui sauve», Le Coq-Héron, n°184, 2006/1, pp.18-31.

11 Jean-Claude Kaufmann, La femme seule et le prince charmant. Enquête sur la vie en solo, Paris, Nathan, 1999.

12 Abdelwahab Bouhdiba, La sexualité en Islam, Paris, PUF, 1982.

13 Camille Lacoste-Dujardin, Des mères contre des femmes. Maternité et patriarcat au Maghreb, Paris, La Découverte, 1985.

14 Yamina Rahou, «La virginité entre interdit et transgression en Algérie. Enquête auprès de jeunes filles célibataires d’Oran», dans Corinne Fortier et Safaa Monqid (dir.), Corps des femmes et espaces genrés arabo-musulmans, Paris, Karthala, 2017, pp.167-180.

15 Monique Haicault, «Autour d’agency. Un nouveau paradigme pour les recherches de Genre», Rives méditerranéennes, n°41, 2012, pp.11-24. DOI: halshs.archives-ouvertes.fr:halshs-01016577. www.cairn.info/revue-rives-mediterraneennes-2012-1-page-11.htm.

16 La presse faisait état dans les années 1970 de crimes d’honneur notamment dans les zones rurales.

17 Il faut noter que cette dame âgée de 70 ans était à contre-courant de l’opinion dominante de l’époque. Elle était divorcée et a élevé seule ses enfants dont l’une de ses filles est devenue magistrate.

18 L’enjeu était le partage entre les héritiers de la villa, qui est finalement revenue à cette mère célibataire.

19 Dépendant de la Direction de l’action sociale (DAS), Diar Rahma est un établissem*nt public d’accueil des personnes en détresse (hommes et femmes) construit grâce à un téléthon organisé en 1992, mais les textes qui le régissent ne prévoyant pas l’accueil et la prise en charge des mères célibataires avec leur nouveau-né, ces dernières sont contraintes d’abandonner leur bébé.

20 Soumaya Naamane Guessous, Chakib Guessous, Grossesses de la honte. Étude sur les filles mères et leurs enfants au Maroc, Casablanca, Le Fennec: association solidarité féminine, 2005.

21 Soumaya Naamane Guessous, «Il n’y a rien de plus touchant qu’une fille enceinte» http://www.blog.ma/femmes/Soumaya-Naamane-Guessous-Il-n-y-a-rien-de-plus-touchant-qu-une-fille-enceinte_a405.html, 2007.

22 Serge Tisseron dans Didier Drieu et Régine Scelles, «Introduction. Entretien avec Serge Tisseron et Vincent de Gaulejac à propos de leurs travaux sur la honte», Dialogue, 2010/4, n°190, pp.7-24. DOI: 10.3917/dia.190.000, 2010, p.12.

23 Ibid.

24 Souvent au moment du crépuscule.

25 Georges Balandier, Sens et puissance. Les dynamiques sociales, Paris, PUF, 1971.

26 J’emprunte le terme d’émancipation précaire à Raúl Ruiz Callado, professeur au département de sociologie de la Faculté des sciences économiques d’Alicante, qui l’a utilisé lors de la présentation d’une communication intitulée «Jeunesse, famille et transition à l’âge adulte» au CRASC, le 15 juin 2014.

27 Cette aide dérisoire n’est jamais portée à la connaissance des mères célibataires de manière officielle.

28 Aid el Shir ou Aïd el Fitr, fête couronnant la fin du mois de jeûne, le Ramadan.

29 Le mariage par Fatiha est un mariage religieux en présence de témoins où est récitée la Fatiha.

30 Le célibat définitif désigne selon l’Office national des statistiques (ONS) les femmes célibataires âgées de 49ans et plus, ce qui correspond aussi à l’âge limite de la fécondité.

31 Virginie Rozée Gomez, «Elles font des bébés toutes seules», Terrain, n°61, 2013, pp.134-149, mis en ligne le 4 septembre 2013, consulté le 13 mai 2015. URL: http://terrain.revues.org/15219;DOI: 10.4000/terrain/15219.

32 Ibid.

33 Yvonne Knibiehler, Maternité. Affaire privée, affaire publique, Paris, Bayard, 2001.

34 Françoise Picq, «Le féminisme entre passé recomposé et futur incertain», Cités, n°9, 2002/1, pp.25-38. https://www.cairn.info/revue-cites-2002-1-pages-25.htm; Yvonne Knibiehler, «Le féminisme doit repenser la maternité» https://www.lemonde.fr/livres/article/2010/02/17/yvonne-knibiehler-le-feminisme-doit-repenser-la-maternite_864946_3260.htm

35 Sabine Fortino, «De filles en mères. La seconde vague du féminisme et la maternité», Clio. Histoire‚ femmes et sociétés, 5, 1997, en ligne depuis le 1er janvier 2005, consulté le 24 juillet 2019. URL: http://journals.openedition.org/clio/421; DOI: 10.4000/clio.421

36 La vision humaniste de l’islam qui consiste à traiter en frères dans la religion les enfants né-e-s hors du couple légitime est souvent ignorée.

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Pour citer cet article

Référence papier

Yamina Rahou, «Mères célibataires en Algérie. De la transgression à une maternité non institutionnelle»,Les cahiers du CEDREF, 24|2020, 195-219.

Référence électronique

Yamina Rahou, «Mères célibataires en Algérie. De la transgression à une maternité non institutionnelle»,Les cahiers du CEDREF [En ligne], 24|2020, mis en ligne le 15 juin 2020, consulté le 25 mai 2024. URL: http://journals.openedition.org/cedref/1353; DOI: https://doi.org/10.4000/cedref.1353

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Auteur

Yamina Rahou

Docteure en sociologie, Chargée de recherche au CRASC, Oran

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Droits d’auteur

Mères célibataires en Algérie. De la transgression à une maternité non institutionnelle (1)

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont «Tous droits réservés», sauf mention contraire.

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Mères célibataires en Algérie. De la transgression à une maternité non institutionnelle (2024)

FAQs

Quel est le montant du SMIC en Algérie ? ›

Le salaire national minimum garanti (SNMG) est de 20 000 DZD (au 3 novembre 2022, 1 Dinar algérien vaut 0,00728 euro) par mois pour 40 h de travail hebdomadaire, soit un taux horaire de 115,38 DZD depuis le Décret présidentiel n° 21-137 du 7 avril 2021, avec effet à compter du 1er juin 2020.

Comment vivent les mères célibataires en France ? ›

Elles vivent souvent dans des logements dits surpeuplés, c'est-à-dire un logement dont il manque une ou deux pièces. 10 % des familles monoparentales partagent ainsi leur logement avec un parent (mère, père, sœur…), le plus souvent inactif ou en difficulté sur le marché du travail.

Quelle salaire pour bien vivre en Algérie ? ›

La somme qu'il faut pour vivre correctement,en Algérie par mois est de 700 à 1000.

Quel est l'âge de la retraite pour une femme en Algérie ? ›

L'âge légal de la retraite est fixé à soixante (60) ans à la demande exclusive du travailleur. Il existe, par ailleurs, des dispositions qui permettent un départ avant cet âge, c'est ainsi que : La femme travailleuse peut à sa demande prendre sa retraite à 55 ans.

Quel est le salaire moyen en Algérie par mois ? ›

Le salaire net moyen mensuel est de 58 400 DA dans le secteur public (tableaux n°3 et 4), alors qu'il n'est que de 34 100 DA dans le secteur privé national (tableaux n°5 et 6), soit une différence de salaire de 24 300 DA.

Puis-je toucher ma retraite en Algérie ? ›

Si vous êtes retraité du régime français de sécurité sociale et que vous choisissez de vivre votre retraite en Algérie, sachez que vous pourrez toucher votre pension française à laquelle vous avez droit.

Quel est le salaire d'un fonctionnaire en Algérie ? ›

Ainsi, un cadre perçoit un salaire de 70 600 DA, soit 2 fois le salaire net moyen global, les maîtrises 36 200 DA soit 1,11 et un agent d'exécution ne touche que 25 700 DA, soit 79% (Tableau n° 6).

Quel est le salaire le plus élevé en Algérie ? ›

Le niveau de salaire pour les personnes travaillant Algérie est en moyenne compris entre 26 116 DZD (salaire minimum) et 86 002 DZD (salaire moyen le plus élevé, actuellement le salaire maximum est plus élevé).

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